J’adore ce lieu, pas que l’alcool y soit meilleur, plus fort, plus doux ou moins cher qu’ailleurs. Mais je m’y sens chez moi. J’y viens depuis suffisamment longtemps pour que tous sachent ce que je suis fan de rhum et que j’aime mes nachos avec extra guacamole. Encore une soirée assise dans les grands fauteuils blanc. Chaque fois, chaque visite, à la même place, à croire que l’univers tout entier sera bouleversé si on change quoi que ce soit.
Aussi passionnées qu’opposées, Gaëlle et Maxime discutent des bienfaits du végétarisme à la planète, à l’anatomie humaine et à l’économie. À coup de tolérance et de vaines tentatives de dévier la conversation, Jade essaie de tempérer leur intensité et d’adoucir leurs envolées. Et moi, je suis là à les regarder et à m’abandonner à leur univers. Sourire en coin, je les observe répéter le même bout de soirée que la semaine passée. Éternel recommencement, tout juste un peu différent, comme si chaque mardi le temps en venait qu’à s’arrêter pour nous faire revivre quasi le même moment. Je me désintéresse très vite de la discussion pour porter mon regard autour, cherchant ce qui est différent, analysant les gens et leur comportement.
Mes yeux se posent sur la brunette derrière le comptoir. Elle joue habilement avec les requêtes de ses clients qui, à en croire leurs agissements, préfèreraient tenir le titre de prétendants. Ils sont prévisibles, faciles et identiques. Mais elle n’y prête aucune attention, comme si elle ne les voyait pas. Elle est gracieuse et lascive, sans être inconvenante. Ses cheveux serpentent son rythme. Ils suivent chaque mouvement et chaque ondulation que dirige son corps élancé. Son aura empreigne le bar comme une sirène détenant la mer. Je n’ai aucun souvenir de sa présence ici.
(Maxime) Je dis seulement que si tes trucs de gipsy-grano-finie étaient plus sexy les gens montreraient plus d’intérêt.
(Jade) Est-ce que tout doit toujours être sexy pour être pertinent?
(M) Oui !
(Gaëlle) Attends, attends ! J’ai ce qu’il te faut.
Gaëlle attrape son téléphone et je souris en me rappelant momentanément l’envolée d’images qu’elle m’a offerte il y a peu de temps. Ses doigts aux ongles peints d’un noir défraichi pianotent sur l’écran frénétiquement. Puis, le sourire trop grand, elle pose son appareil devant Maxime.
Intriguées, Jade et Maxime fixent les images qui défilent devant leurs yeux. La vidéo débute sur un message activiste, quelques statistiques sur le contenu des océans et sur l’indifférence des gens. On les voit récolter tout le plastique qui envahi les eaux. Puis, il est transformé en dildos colorés et bien formés. L’inscription « Don’t fuck the ocean. Do it with yourself » apparait.
(M) Hahaha! Non…! Ben non !
(G) Je ne sais pas si c’est une blague, mais j’adore ça!
(J) Mon dieu! Qu’est-ce qui n’existe pas en ce monde, dites-moi!
Amusée je me joints à leur conversation, oubliant la reine de ces hommes.
(Alexine) Absolument rien! L’humain est un créateur fascinant.
Jade reprend le cellulaire vers elle et recule la vidéo tout juste à la seconde où apparaissent les étranges jouets.
(J) Mais ce n’est pas un peu gros.
Maxime attrape l’appareil et examine en détails.
(M) Mais non. Ça ne ressemble pas à ça chez vous?
(J) Mon mari tu veux dire ?!
Gaëlle éclate de rire.
(G) Non, non, non. Stop ! Je ne veux pas savoir ça : des plans pour avoir le fou rire devant lui.
(M) Pour ça il faudrait commencer par le voir un jour. Non, Jade je parle de tes jouets.
(J) Je n’en ai aucun.
(M) Quoi!!!?
(G) As-tu déjà essayé?
(J) Je n’en vois pas la pertinence.
(M) Jamais, jamais?
Jade se replace sur sa chaise, cherchant à protéger son ego des attaques de Maxime.
(J) Non.
(M) Il le faut ! Rien ne vaut la peau d’homme, mais un bon dildo c’est essentiel. Il faut que tu vives ça. C’est un autre ciel.
(G) Écoutes, même moi j’ai une petite collection de fausses verges.
(M) Mmmm, le mot verge sonne délicieusement quand tu le dis.
Gaëlle roule les yeux. Exaspérée de cette éternelle attention non désirée. Tandis que Jade, intimidée, baisse les yeux sur la table et commence à faire tourner le bracelet de perle qu’elle a au poignet. Je sors un peu de ma confortable bulle observatrice, pour tenter de rassurer.
(A) Ce n’est pas grave Jade. À chacune ses plaisirs.
(M) Mais tu ne sais pas ce que tu manques! Surtout que ton mari passe la moitié de sa vie à baiser son argent.
(A) Max!
Consciente de son manque de délicatesse, elle s’éclipse aux toilettes. Notre conversation bifurque naturellement sur l’absence du mari de Jade. Bien qu’il soit souvent absent, leur relation me fait envie dans une certaine mesure. Elle dégage à mon sens un amour sincère, authentique et sécurisant. Je ne sais pas si j’en serais capable, je ne sais pas si j’en aurais réellement envie, mais je me plais à convoiter leur univers par moment.
Maxime revient vers nous et reprends sa chaise.
(M) Oh my god! Gaëlle, ton patron est ici.
(G) Charles ?
(M) Oui, au fond. Je l’ai vu en sortant des toilettes.
D’un coup de menton elle nous désigne sans discrétion ni inconfort la table où il est assis avec deux hommes de son âge. De toute évidence, un trio de cravatés qui ont pour un moment délaissé leur nœud.
À nouveau, le hasard provoque le temps. Même hors du bureau il est imposé à mes yeux. J’ai l’impression de le croiser plus souvent que je ne le devrais. La ville est grande. Les gens sont nombreux. Alors pourquoi lui, pourquoi si souvent et pourquoi ne l’ai-je jamais vu auparavant? Il est habillé plus sobrement qu’à son habitude, mais il n’en est pas moins attirant. Sans l’uniforme convenu, il dévoile plus lisiblement le songeur poétique que j’avais perçu. Il est un peu plus bohème et un peu plus léger. Je le sens ce soir plus vif, sanguin et épicurien. Je l’ai lu fantasque et imbu de lui-même au premier regard, mais je vois maintenant la bévue.
La lumière tamisée accentue les poils de son visage qui bouge à la mesure de ses exclamations. Peut-être est-il plus jeune que je ne le crois. Il sourit à ses amis en discutant aisément, un verre à la main. Il est beau, je ne peux m’empêcher de l’observer. Les gens extravagants mon toujours attirés. Possédant ce qu’il me fait défaut, je suis inspiré par leur capacité à être eux-mêmes, à vivre sans filtre et sans retenue. Leur intensité m’attire. Elle me mystifie même. Comment peuvent-ils ressentir si fort et si bien chaque moment ? Alors je m’y colle, m’empreignant de cette beauté qu’ils ont de s’exalter.
Les regards insistants de quatre femmes sur leur table finissent par se faire sentir et ils lèvent tous trois la tête vers nous. Charles sourit à Gaëlle par automatisme puis ses yeux gris se posent sur moi. Le sourire franc je vois ses lèvres prononcer un « allo » à mon égard. Bêtement, je souris en réponse et baise les yeux. Observatrice aguerrie, Maxime m’accroche aussitôt.
(M) Je rêve où M. belle gueule vient de te saluer toi plutôt que Gaëlle ?!
(A) Je ne pense pas non.
(M) Et la bave au coin là ici c’est quoi?
Elle touche mes lèvres de son index en riant. Sachant très bien comment la distraire, j’attrape sa main et y pose ma joue. Instantanément elle se tait et colle sa tête sur la mienne, la noirceur de ses cheveux cassant le feu des miens. Sa carapace d’extravagante-mal-habile-dur-à-cuire m’est facile à percer. Je l’aime tant. Complices, nos deux existences n’ont aucun secret l’une pour l’autre ou à tout de moins aucun jugement.
Bientôt, Jade annonce son départ ; toujours la première à nous quitter au profit du chien ou de l’homme, mais rarement pour elle-même. Douce sagesse, elle est prévoyante et responsable. Après tout, nous ne sommes que mardi! Gaëlle décide de la suivre et de rentrer également. Je termine mon verre en discutant avec Maxime. Je pose les yeux sur Charles à quelques reprises. Souvent, son regard trouve le miens et ses lèvres me fendent un sourire. Maxime avale sa dernière gorgée et cogne son verre sur la table.
(M) Fait que… Vas dont le saluer!
Elle se lève et enfile son manteau. Pleine d’amour et de bonté, elle m’embrasse sur la tête comme pour me filer une dose de courage. Elle marche vers la sortie et salue le personnel bruyamment, incluant la serveuse dont j’ignore le prénom. Non pas par vanité, mais plutôt par générosité, elle cherche à s’assurer que Charles note ma solitude.
Comme il est avec ses deux amis, j’hésite à aller lui parler. J’ai peur d’être maladroite. Je fuis le ridicule et crains l’impertinente, d’autant plus qu’il m’a probablement vu me masturber dans mon cubicule… Quelle image il doit avoir de moi!
J’enfile mon manteau lentement, étirant volontairement le temps. J’espère qu’il prendra le lead et qu’il viendra me parler. Je sors mon cellulaire de ma poche et y attache mes écouteurs, la musique joindra ma marche et mes rêveries jusqu’à la maison. Je défile l’écran pour choisir l’album parfait pour accompagner ce moment (et/ou consoler mon manque d’audace). Mon choix s’arrête sur Ultraviolence de Lana Del Rey. Les premières brides de mélodie n’ont pas encore fait vibrer mon âme que je sens une présence à ma droite. Mon cœur s’emballe aussitôt. Il fait chaud en dedans. Je me retiens de sourire et tente de garder mon détachement apparent en levant la tête.
(Charles) Alexine?
Permets-moi de te saluer. Je n’ai pas osé venir plutôt avec tes copines. Tu m’as l’air sur ton départ, je n’aurai pas dû tarder autant. On avait du plaisir.
(A) Oui, j’allais rentrer. On est mardi. Les filles sont parties déjà.
(C) Mes amis sont aussi sur leur départ. Mais je ne sais pas, j’ai encore soif je pense. Es-tu pressée? Aurais-tu envie de partager un moment avec moi?
J’essaie de garder mon calme, mais en dedans très sincèrement c’est déjà le bordel, c’est l’explosion, c’est la jubilation… Seigneur dieu, j’peux-tu m’asseoir sur sa queue! Mon âme se garoche partout, elle remue et se secoue d’excitation dans mon corps que je tente de garder stable et neutre.
(A) Je veux bien.
Je retire mes écouteurs et les entoures sur mon téléphone.
(A) Lana attendra un peu.
Son visage tourne et m’a l’air un peu déçu.
(C) Oh tu es attendue?
L’ego flatté par sa préoccupation jalouse je dessine un sourire de fierté surement trop évident.
(A) Du tout. La musique. Il est toujours question de musique avec moi.
Il me sourit à son tour et va saluer ses copains avant de revenir s’asseoir avec moi. Déconcertée, je n’ose pas ouvrir la bouche. Je suis bêtement et complètement intimidée. J’ai l’habitude d’avoir contrôle sur moi (et sur eux). En fait, j’ai toujours contrôle en présence masculine. Rare sont ceux qui me bouleversent réellement, si ce n’est que sexuellement. À l’inverse, lui me semble absolument confiant et calme. Il me parle de musique et ne m’étonne pas avec ses goûts classiques un peu lyriques. Puis on discute évidement (et tristement) de travail, notre unique point commun connu.
(C) J’ai vraiment une belle équipe. Je suis hyper content. Ils sont compétents, dévoués, humains… je suis comblé déjà.
Encore un peu perdu dans l’édifice je t’avoue, mais je commence à trouver mes repères doucement. Merci pour l’autre fois d’ailleurs.
(A) C’est immense, j’ai mis un temps à me retrouver aussi au début. Maintenant je me sens assez chez moi. Pas partout, j’avoue, le béton m’étouffe plus souvent qu’autrement, mais dans mon beige et minuscule espace je suis bien.
Terminant ces mots, je l’observe cherchant à déceler la moindre preuve qu’il en réfère à ses souvenirs. Mais il n’en montre rien, laissant ma crainte du jugement entière.
On termine ce verre de Chartreuse qu’il nous a offert en riant. Fidèle à son annonce, j’ai vraiment l’impression de partager un moment avec lui. Je me sens enveloppé par sa vibe presque aussi bien que le fait la musique.
À la sortie de la Taverne, nos chemins doivent se séparer.
(C) Est-ce que je peux te demander ton numéro?
Beaucoup plus doux que son extravagance laisse présager, vient-il réellement de me demander la permission de demander? Sur cet instant je remets en question la fougue de son pantalon. Serait-il trop doux, trop vieux ou trop nerveux?
Je lui laisse mon numéro qu’il inscrit dans son téléphone avant d’enfoncer ses yeux dans les miens. Ma timidité est évidente je fuis son regard pour ne pas le laisser m’enflammer et me posséder l’âme sur le trottoir. Comment peut-il avoir accès à moi si vite?
Il pose son bras sur le miens pour m’attirer à lui, j’avance par automatisme, attiré comme un aimant. Il approche ses lèvres du coin des miens. Son parfum embrouille mes sens. Sa joue touche la mienne et il me remercie pour ce dernier verre. Ses mots sont ronds et voluptueux, ils font frissonner mon épiderme.
Sa bouche qui frôle la mienne, son odeur qui me berce, qui me bouleverse… Je n’en peux plus. Il me plonge lentement dans son existence. J’ouvre légèrement la bouche et il pose la sienne sans attendre. Un élan de passion l’enflamme et me consume. Ses lèvres enveloppent ma lèvre inférieure, il l’aspire et l’étire à lui. Puis sa langue prend place et danse sur la mienne. Il pose sa deuxième main sur le bas de mon dos et me rapproche encore un peu plus de lui. J’ai chaud en dedans. J’ai le frisson dans le sang. Ses lèvres sont délicieuses, nos deux bouches encore imbibées d’alcool agissent instinctivement comme si elles se connaissaient. Le baiser ne dure qu’une parcelle d’instant.
Il se retire brusquement et j’ouvre les yeux, déboussolée.
(C) Oh!
Il pose la main sur ma nuque et force ma tête à regarder le sol. Il m’embrasse sur le front. Avant de se retourne et de marcher dans la direction opposée à celle que je dois emprunter.